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Svetlana Alexievitch, la compassion humaine

Connue notamment pour «la Supplication», sur Tchernobyl, la journaliste et écrivaine biélorusse a obtenu jeudi le prix Nobel de littérature.
par Veronika Dorman, Correspondante à Moscou
publié le 8 octobre 2015 à 19h46

Favorite depuis longtemps, Svetlana Alexievtich reçoit enfin le prix Nobel de littérature pour «ses écrits polyphoniques, hommages à la souffrance et au courage de notre temps». L'écrivaine biélorusse, qui est aussi journaliste dans l'âme et de formation, aime se définir comme «personne-oreille». Son mode d'être au monde est l'écoute : «Je perçois le monde à travers les voix, les détails du quotidien et de l'existence.» Obsédée par le réel, en quête d'outils pour le retranscrire avec le plus de fidélité possible, elle se forge un genre, à la croisée du journalisme et de la littérature, qui mêle la parole humaine, les confessions, les témoignages et les documents (1). C'est avec une ouïe absolue qu'elle entend, enregistre des centaines de voix, et compose, depuis plus de trente ans, de véritables symphonies pour raconter le peuple, son peuple, aux prises avec sa douloureuse destinée.

Sur le front en Afghanistan

En s'effaçant humblement derrière eux, elle donne la parole aux gens, simples, ordinaires, qui ont survécu aux plus grandes catastrophes de leur siècle. «Je compose l'image de notre temps, tel que nous le voyons et nous l'imaginons, et celle du pays à travers des gens qui vivent à mon époque. J'aimerais que mes livres deviennent des chroniques, l'encyclopédie des générations que j'ai connues. Comment ces gens ont-ils vécu ? En quoi ont-ils cru ? Comment ont-ils tué et se faisaient tuer ? La manière dont ils aspiraient au bonheur et pourquoi ils en étaient incapables», expliquait l'écrivaine dans un entretien.

Svetlana Alexievitch est née le 31 mars 1948 à Ivano-Frankivsk, en Ukraine, d'un père biélorusse et d'une mère ukrainienne, tous deux instituteurs. Sa famille a ensuite déménagé en Biélorussie, où Alexievitch a grandi et fait des études de journalisme. Diplômée de l'université de Minsk, elle a commencé à aiguiser sa plume dans des quotidiens locaux et régionaux, et des revues littéraires. Son premier ouvrage parait en 1985, à l'orée de la perestroïka. «Roman de voix», selon l'expression de l'écrivaine elle-même, La guerre n'a pas un visage de femme relate l'histoire de la Seconde Guerre mondiale à travers les récits de femmes, sur le front et à l'arrière, telle que les hommes ne l'auraient jamais racontée. Jugée «antipatriotique, naturaliste, dégradante», l'œuvre fait scandale en URSS, mais l'approbation du secrétaire général Mikhail Gorbatchev en fait néanmoins un best-seller.

En 1989, Alexievitch lâche une nouvelle bombe, autrement plus puissante que la première. Dans les Cercueils de zinc, elle donne la parole aux soldats qui ont combattu en Afghanistan et aux mères de ceux qui n'en sont pas revenus. Pour dresser la chronique de cette guerre que le pouvoir cachait à son propre peuple, l'écrivaine-journaliste a sillonné le pays pendant quatre ans, et s'est rendue sur le front. Beaucoup de ses compatriotes ne lui ont pas pardonné l'image assourdissante de douleur et de vérité qu'elle a dressée de ce conflit, et surtout l'atteinte qu'elle portait au mythe triomphaliste officiel, en remettant en cause le bien-fondé de l'engagement de l'armée soviétique. Acclamée en Occident, Alexievitch n'en a pas moins été condamnée chez elle, à l'occasion d'un «procès politique» symbolique organisé à Minsk.

Polyphonie documentaire

Sept ans plus tard, elle dirige magistralement un chœur d'hommes et de femmes qui racontent cette fois l'horreur de l'explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl, et l'agonie qui s'ensuit. La Supplication (Lattès, 1998), toujours interdit en Biélorussie bien que traduit en dix-sept langues, confirme son immense talent de coryphée. Mêlant l'éloquence et les non-dits, les cris de douleur et les silences de tristesse qui tissent les monologues de ses interlocuteurs, l'écrivaine livre un récit violent, parfois insoutenable, sur la terrible catastrophe et pose la question de coût de la vie humaine. En laissant la parole aux gens, respectueuse de leur phrasé même, dont elle cherche toujours à conserver la cadence et la couleur, Svetlana Alexievitch n'en livre pas moins, à travers ses ouvrages, sa propre vision du monde, ses convictions et ses interrogations.

L'écrivaine résume ainsi l'essence de son œuvre : «Je cherche toujours à comprendre combien il y a d'humanité dans chaque homme. Et comment protéger cette humanité dans l'homme.» Humanité sans cesse menacée par le rouleau-compresseur de l'histoire. Son livre la Fin de l'homme rouge (paru en France en 2013), toujours dans le même genre documentaire et polyphonique, raconte la petite histoire d'une grande utopie, en laissant parler et se désoler les orphelins de l'URSS - qui fut, pour l'écrivaine, une abyssale tragédie en soi. «Le communisme avait un projet insensé : transformer l'homme "ancien", le vieil Adam. Et cela a marché… C'est peut-être la seule chose qui ait marché. En soixante-dix ans et quelques, on a créé dans le laboratoire du marxisme-léninisme un type d'homme particulier, l'Homo sovieticus. Les uns le considèrent comme une figure tragique, d'autres le traitent de sovok, de pauvre Soviet ringard. Il me semble que je connais cet homme, je le connais même très bien, nous avons vécu côte à côte pendant de nombreuses années. Lui - c'est moi», écrit Alexievitch dans la préface.

Car le courage récompensé par l’Académie suédoise, c’est aussi celui de ne pas se dissocier de ses personnages qui sont avant tout des personnes pour lesquelles l’écrivaine éprouve une compassion palpable et dépourvue de tout jugement de valeur. C’est encore la résolution avec laquelle elle va à l’écoute de la détresse des autres, qu’elle affronte à mains nues et à visage découvert. C’est enfin l’audace de ne pas dissimuler ses convictions, de s’opposer ouvertement mais sans militantisme à ce qu’elle ne peut pas accepter.

A une époque où il ne fait pas bon critiquer les dirigeants, elle n'a jamais caché son désamour pour le président autoritaire biélorusse Alexandre Loukachenko (ce qui l'a poussée à vivre longtemps en exil en Europe), pas plus que pour le régime de Vladimir Poutine. Quelques heures après avoir reçu le prix Nobel, Alexievitch confiait aux journalistes réunis autour d'elle à Minsk qu'elle «aime le monde russe, bon et humaniste, devant lequel tout le monde s'incline, celui du ballet et de la musique […] mais pas celui de Béria, Staline, Poutine et Choïgou [le ministre russe de la Défense, ndlr], cette Russie qui en arrive à 86 % à se réjouir quand des gens meurent dans le Donbass [région rebelle prorusse de l'est de l'Ukraine], à rire des Ukrainiens et à croire qu'on peut tout régler par la force».

Quatorzième femme

Les ouvrages de Svetlana Alexievitch, publiés dans dix-neuf pays, ont fait l’objet de dizaines de mises en scène aussi bien théâtrales que cinématographiques. Elle a reçu de nombreuses distinctions prestigieuses et décorations, dont le prix de la paix Erich-Maria-Remarque (2001), le prix Ryszard-Kapuściński (2011) et l’Ordre des Arts et des Lettres (2014). Elle est la quatorzième femme à recevoir le prix Nobel de littérature, et le sixième écrivain en langue russe à être récompensé, après Ivan Bounine (1933), Boris Pasternak (1965), Mikhaïl Cholokhov (1965), Alexandre Soljenitsyne (1970) et Joseph Brodsky (1987).

(1) A signaler, la réédition chez Actes Sud d’un volume d’Œuvres, dans la collection «Thésaurus», 780 pp., 26€.

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